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Chapitre 3
FictionsLes violons d'hivernanashi-san"Les violons d'hiver" par nanashi-san
Les $$$ marquent le changement d'époque
Je range mon instrument en silence tandis que tu gagatises devant la fille de Roger et Anita : Liliane. Et je ne peux m'empêcher de te dévorer du regard. Tu n'as pas beaucoup changé, juste quelques kilos de plus (ça n'était pas du luxe vu ta maigreur passée) et quelques rides à peine marquées aux coins des yeux.
Un rire discret me fait tourner la tête. Il vient d'Anita et son air narquois me fait instantanément comprendre que je me suis fait griller. En réponse, je rougis comme une écrevisse.
_ Eh bien, mon garçon, tu as drôlement grandi depuis la dernière fois !
Merci Roger, encore heureux !
Ben oui Alexandre, maintenant je fais quelques centimètres de plus que toi. Tu me souris, je vous suis. Je sais pas où mais je m'en fous ; tu es là.
...
Nous avions rendez-vous avec tes amis aux Jacobins avant d'aller chez eux mais nous sommes un peu en avance. Nous nous asseyons donc sur les marches du théâtre en attendant.
_ Il est sacrément moche quand même ce truc !
_ Le théâtre ? Je ris doucement. Il est horrible ! Enfin, surtout de l'extérieur. Dedans je l'aime bien.
_ Tu y es souvent allé ?
_ Tous les ans depuis que je suis au conservatoire. Côté artiste, bien sûr !
Pour rire, je prends un air exagérément vantard et bombe le torse, le menton levé.
_ Ça fait longtemps que tu joues ?
J'ai commencé le solfège à huit ans, et le violon à dix. La nouvelle te fait ouvrir des yeux ronds.
_ Et tu as atteint ce niveau en seulement quatre ans ?! T'es un petit génie ou quoi ?
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J'ai plus ou moins l'habitude d'entendre ce genre de chose des amis de mes parents, voire de certains professeurs, mais venant de celui qui a écrit l'une des rares partitions qui ait su me donner autant de fil à tordre ça prend un sens différent pour moi.
Je me sens gêné ; donc pour changer de sujet, je te raconte quelques unes des bêtises qu'on a pu faire dans les loges du théâtre lors des répétitions.
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Tu ris de bon cœur en imaginant une bande de drôles jouant à la chasse au trésor dans les coulisses pendant que les plus âgés jouent du Bach devant un parterre de parents émus. Imperturbables, même lorsque le plus jeune des artistes en herbe passe sa tête par la trappe de la scène, en plein milieu d'une marche funèbre.
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_ Au fait, tu es déjà allé au musée de Tessé ?
_ Il y a longtemps, avec le collège.
_ Donc tu n'as pas vu la Momie !
_ Quel rapport ?
L'été dernier, mon cousin était venu passer quelques jours de vacances chez moi, ses parents étant partis en amoureux aux Maldives pour fêter leurs vingt ans de mariage. On partageait notre temps entre écumer la vidéothèque de mon père et traîner à la Fnac. Mais on avait fini par se faire black-lister par tous les vigiles. On a donc du changer de crèmerie, et pour passer le temps on était allé au musée, voir la nouvelle exposition permanente sur l'Égypte.
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On aurait jamais du y aller juste après avoir vu le film...
On s'était fait un trip énorme avec la momie du musée, comme quoi elle allait se réveiller et partir à la recherche de sa fiancée en ravageant tout sur son passage. On avait même terrorisé une gamine.
Résultat on s'est fait mettre dehors par le gardien. Mais on s'était payé une sacrée bonne tranche de rire ; et le délire a continué jusqu'à la fin des vacances. Six mois plus tard, je devais y retourner avec l'école : le gardien n'a pas voulu me laisser entrer. La prof ne savait plus où se mettre, ni quoi faire de moi.
_ T'es vraiment une crapule !
_ Bah ! Il faut bien que jeunesse se passe ! Comme dit ma mère à chaque fois que mon père me gronde pour une bêtise. Et puis je suis sûr que toi aussi tu en as fait à mon âge !
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C'est bizarre comme parfois il suffit de pas grand-chose pour plomber une atmosphère. Quelques secondes plus tôt, on riait bien, et pouf, d'un coup il y a malaise.
Je me sens tellement bien avec toi que j'en oublie que je ne suis qu'un gosse, et toi déjà adulte, un peu trop tôt peut-être.
Heureusement, Justine arrive juste à point pour sauver le peu de bonne humeur qu'il me reste.
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Nous lui prenons chacun un sac, « Mais où a-t-elle pu faire des courses un 25 décembre ? », et la suivons jusqu'à un petit immeuble un peu après le quinconce.
L'appartement dans lequel elle vit avec Arnaud dépasse avec peine les 20m² mais au moins il est salubre contrairement à la chose dans laquelle vit Alexandre. Son homme n'étant pas encore revenu de chez ses parents, Justine nous demande de bien vouloir déblayer un peu l'espace, qu'on puisse tous se poser pour manger.
Nous nous retrouvons donc à faire le lit tandis qu'elle investit le mini-couloir qui lui sert de cuisine. J'essaie difficilement de ne pas remarquer que les draps sont un peu sales, ça me rappelle trop cette nuit, mais mes rougeurs et mon regard fuyant ne passent pas inaperçus. Compatissant, tu me demandes de récupérer la vaisselle sale qui traîne un peu partout tandis que tu collectes les vêtements qui jonchent le sol dans une panière en osier.
Je n'avais jamais vu un logement aussi bordélique, pire que ma chambre dans mes grands jours. Mais ça n'a pas l'air de vous déranger.
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Tu passes le balai, je fais la vaisselle et Justine cuisine quand Arnaud rentre avec un sac et deux bouteille de clairette, cadeau de sa grand-tante pour « arroser les fêtes un peu plus joyeusement qu'avec [ses] barbons de parents ». Il la traite de vieille gâteuse mais à son regard il est évident qu'il adore sa parente.
Je suis rapidement relevé de mes fonctions, remplacé par l'homme de la maison, et vais à la fenêtre en prenant garde de ne pas marcher dans les petits tas de poussières ponctuant le sol.
Cet immeuble est situé en vis-à-vis avec sa copie conforme, je contemple la façade piquée de carrés de lumières ; là où les voisins n'ont pas encore fermé les volets.
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Ici un ado traîne devant la télé avec sa petite sœur qui met la table en arrière plan, là un couple trinque tendrement autour d'une assiette de crudités. Un peu plus loin, des éclairs bleutés signalent une activité visuelle quelconque mais je ne vois pas les occupants de la pièce. Dans une chambre au premier, une maman découvre avec horreur que son tout petit a retourné sa caisse de jouets et a fait de la pièce un vrai champ de mines.
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Tu me rejoins pour voir ce que je regarde, mais au lieu de te mettre à côté, tu te postes juste derrière moi, sans me toucher, tes mains posées près de mes coudes sur le rebord de la fenêtre.
_ Ça va mieux ?
_ Hum ?
_ Tout à l'heure, tu avais l'air mal à l'aise.
_ Ah... heu...oui un peu...
Je t'entends sourire.
_ Tu es peut-être encore un peu jeune pour ça, mais c'est naturel, quand on aime.
_ Je sais, c'est même comme ça qu'on fait les bébés. Mais c'est gênant quand même...
_ Tu es mignon.
Ta réaction me vexe un peu : on dirait que tu me prends pour un bébé ! Je trouve plutôt normal d'être mal à l'air devant ce genre de chose, et ce n'est pas une question d'âge. C'est quand même super privé ce genre de chose.
Et non, je ne suis pas prude ! C'est vous qui êtes bizarres !
. Je me mords aussitôt la langue, je ne voulais pas te peiner. Pour toi, Justine et Arnaud sont plus qu'une famille, alors peut-être que quand on a un tel degré d'intimité sentimentale, ça devient naturel ?
_ Pardon, ce n'est pas ce que je voulais dire.
_ Si, c'est exactement ce que tu voulais dire. Mais tu n'as pas à t'excuser, tu as raison : ça n'est pas très normal. Même si c'est naturel pour nous.
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Je me rends compte avec un pincement au cœur que pour en arriver là, vous avez du passer par des difficultés et des galères que je suis incapable d'imaginer. Et vu comme tu vis, vous n'en êtes pas encore sortis.
On m'a toujours dit que j'étais mûr et réfléchi pour mon âge, et ça m'a valu pas mal d'ennuis à l'école. J'ai souvent voulu être plus jeune, moins réfléchi. Mais là, maintenant, je souhaite plus que tout avoir quelques années de plus, être assez grand pour te prendre dans mes bras et t'offrir réconfort et une vie meilleure.
Je veux grandir. Pour toi, je veux devenir quelqu'un sur qui tu pourrais compter. Mais je ne suis qu'un gamin perdu.
_ Hey, pleure pas. Théo...
_ Au fait, pourquoi tu es venu ? Tu viens passer les fêtes avec ta mère ?
Je sursaute alors que nous débouchons sur la place des jacobins, oubliant totalement la question et sa réponse.
A la place du théâtre, il ne reste qu'un trou.
_ Il est où ?
_ Qui ? » me demande Roger.
_ Ben le théâtre !
Je le regarde comme s'il m'avait demandé qui était Le Louvre.
_ Ah...
_ Il vient d'être fini de démonter. A la place ils veulent mettre un 'complexe culturel' avec théâtre et cinéma multiplexe.
_ Et ce n'est pas un mal, il était vraiment affreux !
Roger déglutit, ne comprenant pas le regard noir que je lui lance.
Tu mets une main compatissante sur mon épaule. Je suis dépité, j'avais tellement envie d'y jouer à nouveau. Je ne te le dirais pas, mais si je suis revenu ici aujourd'hui c'est pour te voir. Par contre, si je reviens en ville, c'est parce que je serais nommé professeur au conservatoire à la rentrée prochaine et que je devais venir régler quelques détails administratifs.
Je n'avais jamais mangé de gratin fait maison, ma mère est nulle en cuisine et n'a absolument pas envie d'essayer de faire mieux. C'est délicieux, vraiment et je ne me prive pas de complimenter la cuisinière.
Elle accepte le compliment de bonne grâce en ajoutant qu'elle n'a pas vraiment de mérite : sa mère tenait un restaurant et lui a tout appris, avant de mettre la clé sous la porte à cause d'un incendie et travailler à la cantine parce qu'il fallait bien vivre.
Après un repas très... convivial, Arnaud sort un paquet de cartes et me demande de couper.
_ Euh... couper quoi ?
Tout le monde rit sans que je comprenne pourquoi. Puis tu m'expliques que je dois couper le paquet de cartes et les règles de la belote dans la foulée. Moi qui croyais que c'était un jeu de vieux...
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Au début, j'ai regretté de ne pas être ton partenaire, mais finalement je crois que je préfère jouer avec Arnaud. Autant tu es habituellement calme et gentil, autant quand tu joues aux cartes il n'y a pas moyen de faire un faux pas.
Je ne reviens toujours pas de l'engueulade entre toi et Justine quand elle a 'fait l'impasse' avec son neuf pour se le faire 'couper' au tour suivant. Arnaud vous a regardé, blasé, en me disant que c'était habituel entre vous.
Peut-être, mais elle a une voix super perçante quand elle crie...
Et je ne t'imaginais pas si mauvais joueur.
Tu finis par croiser mon regard un peu effrayé au beau milieu d'une tirade bien sentie et te calmes aussitôt pour ne plus t'énerver de la soirée. Mais, étrangement, Justine semble frustrée de ne plus pouvoir t'affronter.
Alors je me demande si vous aimer jouer à la belotte ou avoir une excuse pour vous envoyer des vacheries à la tête. Je penche pour la seconde option, Arnaud approuve. Tu ris, un peu jaune, de nos « délires » et Justine feint de bouder.
C'est ce qu'on appelle l'amour vache, non ?
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De belle en revanche, il est plus de minuit quand nous prenons finalement congé. J'ai les yeux qui se ferment tout seul mais je crains de retourner chez toi, de me retrouver à nouveau dans ce lit avec toi et de ce que je pourrais y faire.
Tu ne sembles pas plus pressé que moi de rentrer alors nous empruntons l'escalier qui mène à la cathédrale. J'en profite pour passer ma main sur le granit rose du menhir qui s'y appuie, vieux réflexe dont j'ai oublié l'origine.
Nous déambulons tranquillement dans les ruelles de la cité médiévale, les mains bien enfouies au fond des poches pour les protéger du froid. Un petit pincement au cœur en passant devant le conservatoire, puis nous passons devant le pilier aux clefs, fournisseur de la plupart de mes partitions, toujours en silence. [1]
Je me sens bien, juste comme ça, à côté de toi, j'ai l'impression d'être dans une espèce de bulle, protégé de la triste réalité.
Je baille pour la dixième fois en deux minutes en passant devant l'hôtel de ville et tu me proposes de prendre le chemin de 'la maison'. Finalement, je crois que je suis tellement crevé que je ne risque pas de faire quoi que ce soit de répréhensible cette nuit. J'accepte donc avec un certain soulagement : je ne sens plus mes pieds.
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Bien qu'il n'y fasse pas très chaud, nous pénétrons avec plaisir dans ta mansarde. À peine mon manteau et mes chaussures enlevés, je me jette sur ton lit et mets ta couette sur mes épaules comme un vieil indien emmitouflé dans sa couverture.
Un peu plus courageux, ou habitué que moi, tu te dévoues pour nous préparer quelque chose de chaud à boire : c'est Noël, donc aujourd'hui on a droit au chocolat au lait avec une bonne cuillère de miel.
J'accepte le mug brûlant avec reconnaissance et me fends généreusement d'un bout de couette pour que tu te mettes aussi au chaud. Malheureusement, tes tortillements de font un courant d'air froid dans les reins.
Tu sors finalement ton téléphone portable de la poche arrière de ton pantalon.
Comment tu peux avoir les moyens de te payer un portable alors que tu as à peine de quoi manger ?
_ Oups, j'ai pensé tout haut ?
Tu pinces les lèvres, gêné, et acquiesces.
Je me prends la tête dans les mains, décidément je suis le roi des bourdes.
_ On me l'a donné, un collègue avec qui je travaille qui voulait en changer. C'est un téléphone à carte alors il ne me coûte rien, je me contente d'y mettre cinq euros quand j'en ai vraiment besoin.
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Depuis que je t'ai rencontré, c'est la première fois que je te sens honteux de ta condition.
Et moi, j'ai honte de moi, de te faire sentir mal alors que tu m'as si gentiment accueilli sans même me connaître. Le pire c'est que je suis celui qui fait la bêtise et celui qui est consolé.
Je m'en veux d'être un gamin. Je veux grandir, et vite.
Il est trois heures.
Dans douze heures je devrais te quitter, rentrer chez moi, pour ne certainement plus revenir. Douze heures, c'est assez pour devenir un homme ?
Tu attends que l'on soit arrivés à destination, c'est-à-dire la crêperie de Roger et Anita, pour me reposer ta question.
Ah oui, pourquoi je suis revenu ?
Non, non, ma mère a bien vite déménagé ce n'est pas pour elle que je suis revenu, c'est pour te voir.
Tu en restes comme deux ronds de flan et Anita dissimule à peine un sourire entendu. Elle t'envoie ensuite chercher un pichet de cidre et six bolées. La restauratrice rit devant mon air surpris et m'apprend que tu travailles à la crêperie depuis un peu plus de cinq ans. Elle t'avait proposé de le faire peu de temps après ce fameux Noël mais tu avais commencé par refuser. Tu ne t'es ravisé qu'après avoir perdu ton ancien job pour avoir refusé les avances de ta patronne.
Tu reviens avec les boissons alors que le carillon de la porte se déclenche : arrivent Justine, Arnaud et un poupon terriblement rondouillard.
Ah non, pardon : leur adorable petit garçon. Petit garçon dont la première préoccupation est de jouer avec mes affaires. J'attrape donc mon alto au vol, voulant éviter une catastrophe.
_ Au fait poussin, pourquoi tu n'as pas déposé tes affaires dans ta chambre d'hôtel avant de venir. Ça aurait été plus simple.
La main qui devait porter ma bolée à mes lèvres se perd en route, frappé que je suis par la remarque d'Anita : je n'ai pas de chambre...
_ Alors tu n'auras qu'à dormir chez Alex ! C'est pas comme si c'était la première fois, hein ?
Non, ce n'est pas la première fois, en effet...
Je te jette un rapide coup d'œil, intimidé et croise ton regard. J'ai le cœur qui fait des bonds dans ma poitrine. J'ai tellement envie de tes bras.
En attendant, je suis juste heureux que tu acceptes « volontiers » de m'héberger pour la nuit.
…
[1] 'Le pilier aux clefs' est un magasin de partitions, anciennement échoppe de serrurier. D'où le nom. ^^
Tags : Fiction, Rédaction, Romance, Drame, Tranche de vie
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